Un article de José Fort publié dans l’Humanité Dimanche du 11 janvier 2007

  

Guernica : le fabuleux destin du tableau de Picasso

  

Dans son atelier de la rue des Grands Augustins à Paris, en ce début janvier 1937 gris et froid, Pablo Picasso attend la visite des représentants du gouvernement républicain espagnol. Le célèbre peintre vit douloureusement la guerre déclenchée par Franco et ses alliés de Berlin et de Rome. Il suit de près les combats en cours à Madrid en lisant notamment « l’Humanité » dont il restera jusqu’à sa mort un fidèle lecteur. Les autorités espagnoles l’ont nommé directeur honoraire du musée du Prado. Elles souhaitent, malgré les événements, assurer la présence de l’Espagne à l’exposition mondiale de Paris.

 

José Gaos, commissaire général du pavillon espagnol, Max Aub, attaché culturel, Josep Lluis Sert, architecte et le poète José Bergamin s’installent dans l’atelier après fortes embrassades. « Don Pablo », lui dit José Gaos, « je suis mandaté par le gouvernement pour vous passer commande d’une œuvre de grande dimension. » Picasso vit des jours difficiles. Les images de son pays martyrisé le hantent jour et nuit. Il traverse aussi des moments délicats dans sa vie personnelle.  En guise de réponse, il lit à ses visiteurs un de ses poèmes « Songe et mensonge de Franco » et leur montre deux eaux-fortes et 14 esquisses représentant le général putschiste. Des caricatures sanglantes. « Elles sont à vous », lance Picasso. « Don Pablo » réplique José Gaos, « nous vous demandons autre chose : une toile qui recouvrira un mur entier de notre pavillon. »

 

Quatre mois passent et Picasso tarde à se mettre au travail. La seule grande toile murale qu’il ait réalisée remonte à 1917 pour le ballet « Parade » de Jean Cocteau. Il découvre qu’un de ses proches amis, Joan Miro, a accepté de fournir une oeuvre. Il va, discrètement, « espionner » l’avancement des travaux du pavillon.  Le 1er mai, il enrage. Picasso a pris connaissance la veille du bombardement de la ville basque de Guernica et découvre les premières photos de la cité martyrisée un jour de marché, les cadavres, les immeubles en feu, les femmes et les enfants fuyant l’horreur. Le  bilan est terrible : 1600 morts, des milliers de blessés. Une ville rayée de la carte, un test pour l’aviation nazie. Il passe commande d’une grande toile au vieux Castelucho dont la boutique, rue de la Grande-Chaumière est le repère des peintres espagnols.  Son arpète, Jean Vidal qui deviendra plus tard un encadreur connu à Paris nous raconte son « aventure ». «  Castelucho me dit le matin « porte cette toile à Picasso ». A dix heures, je me présente à la porte de l’atelier persuadé d’être trop matinal. Picasso déjà levé et visiblement surexcité me demande pourquoi j’arrive si tard et me passe une engueulade. Nous déroulons la toile, la tendons puis la clouons à un châssis. A terre, plusieurs dizaines de dessins.  A peine ai-je le temps de fixer une première partie de la toile qu’il grimpe sur un escabeau et commence à dessiner avec des fusains. »

Pendant deux jours et deux nuits, Picasso travaille les premières esquisses: d’abord le taureau puis différentes approches de la tête du cheval. Après avoir lu les reportages dans « l’Humanité » sur les réfugiés basques fuyant Bilbao vers les ports français, il reprend les pinceaux le 8 mai sur le thème de la femme avec l’enfant, la femme coincée dans un immeuble en feu, la femme fuyant la barbarie. Le 9 mai, il commence à unifier les premiers éléments. Jean Vidal se souvient que « lorsque je suis revenu rue des Grands Augustins, Picasso, plus serein, m’invite à m’asseoir et me dit : « Tu vois ce tableau, il appartient à la République espagnole et j’y joins un chèque correspondant à la valeur d’un avion… »

 

« L’exposition internationale des Arts et techniques dans la vie moderne » est inaugurée le 25 mai à Paris. Les organisateurs souhaitent valoriser les progrès techniques surtout dans les domaines des transports, des industries chimiques et métallurgiques. Rien sur les préparatifs de guerre. L’influence de Le Corbusier est omniprésente dans de nombreuses structures. Fernand Léger, Robert Delaunay, Raoul Dufy ont livré leurs oeuvres. Le pavillon espagnol a pris beaucoup de retard. Ouvert au public plusieurs semaines après l’inauguration officielle, il comporte deux étages modestes entièrement consacrés aux souffrances du peuple espagnol et aux projets de la République. A l’entrée, une grande photo montre une file de soldats avec un texte : «  Nous luttons pour l’unité de l’Espagne, nous luttons pour l’intégrité du territoire espagnol. » Au fond, couvrant entièrement un mur, Guernica, le tableau de 351x782,5 cm peint en détrempe sur toile. En face, une photo du poète Federico Garcia Lorca assassiné par les franquistes. Dans l’auditorium en plein air, Luis Bunuel présente des documentaires sur la guerre. Dans l’escalier qui mène au premier étage, Joan Miro expose « El Segador ».

Le pavillon espagnol est ignoré par la presse. Seul « l’Humanité » publie une photo de Guernica. Le Corbusier dira plus tard que des 31 millions de visiteurs, « Guernica n’a vu que des épaules ». Quant au commissaire du pavillon allemand, il clame que la toile est «  digne d’un fou ou d’un enfant de quatre ans ». Interviewé par Georges Sadoul, Picasso refuse d’expliquer son œuvre. Il évoque la guerre, les réfugiés basques, les mesures prises par le gouvernement républicain pour protéger les richesses du Prado, minimise son statut de directeur honoraire du célèbre musée et déclare : « Les véritables protecteurs du Prado ne sont pas les artistes mais les tankistes, les aviateurs, les soldats qui luttent pour défendre Madrid. »  Malgré le désintérêt noté par Le Corbusier, quelques artistes et journalistes qualifient l’oeuvre de « magistrale ». Ils soulignent l’atmosphère hallucinante et la violence dégagées par la toile aux nuances grises, blanches  et vertes, le taureau surpris ou disposé à attaquer, le cheval hennissant de douleur ou de rage, les femmes en posture pathétique, la tête masculine semblant se réjouir du spectacle dantesque. Le maître dira : « Il serait curieux de conserver photographiquement non pas les étapes d’un tableau mais sa métamorphose. On pourrait peut-être trouver le chemin qui conduit le cerveau vers la matérialisation de son rêve. »

Le 1er novembre 1937, l’exposition internationale ferme ses portes. Picasso récupère Guernica.  En septembre 1938, la toile se prépare à un voyage afin de réunir des fonds en faveur des réfugiés espagnols. Elle part à Londres où elle est exposée dans les prestigieuses New Burlington Galleries, puis à Whitechapal Art Gallery. Un critique londonien  estime que le tableau est « trop compliqué à déchiffrer pour de simples gens » alors qu’un autre, Herbert Read écrit : « Guernica est un cri d’indignation et d’horreur. Pas seulement Guernica mais l’Espagne, pas seulement l’Espagne mais aussi l’Europe est symbolisée dans cette allégorie. » L’œuvre fera une courte escale à Paris puis prendra la direction des Etats-Unis.

 

Le 1er mai 1939 au petit matin, le transatlantique « Normandie » accoste à New-York. A son bord, Guernica et les 59 études et dessins. Son séjour aux Etats-Unis est prévu pour quelques mois. Le tableau y restera un peu plus de quarante ans. Les membres du comité d’aide aux réfugiés espagnols parmi lesquels Albert Einstein, Ernest Hemingway, Thomas Mann, James Roosevelt, ont  prévu un long périple : Los Angeles, San Francisco, Chicago puis retour au Musée d’Art moderne de New-York à l’occasion d’une grande exposition, en novembre 1939, intitulée « Picasso, 40 ans de son art ». Guernica la rebelle s’installe aux côtés des « Demoiselles d’Avignon ». On découvre alors que l’œuvre ne se résume pas seulement à un témoignage militant mais constitue aussi une étape importante dans l’évolution de Picasso. Durant toute la Seconde Guerre mondiale, Guernica repose au Musée d’Art Moderne de New-York. La toile fait une courte escapade en 1956 en Europe mais revient vite reprendre sa place au troisième étage du  musée new-yorkais.

 

A la fin des années 1960, une rumeur enfle. Le gouvernement espagnol souhaite récupérer le tableau. Même le très réactionnaire journal « ABC » titre : « Guernica, un exilé qui doit rentrer ». A Madrid, des diplomates s’activent. Les contacts pris par les hommes de Franco alertent Picasso. Il charge son avocat, Roland Dumas, de réitérer ses intentions concernant la destination de la toile auprès du Musée d’Art Moderne de New-York.  « Pablo Picasso a clairement fait connaître à l’époque », écrit Roland Dumas, « que cette œuvre devrait être remise au gouvernement de la République espagnole le jour où la République sera restaurée en Espagne. Picasso n’a pas changé d’intention quant à la destination de cette œuvre d’art. Il m’a prié de vous le confirmer et m’a confié la mission de m’assurer auprès de vous que telle était bien votre interprétation des faits… »

En novembre 1970,  Picasso s’adresse directement au musée de New-York en ces termes : « En 1939, j’ai confié à votre musée le tableau connu sous le nom de « Guernica » ainsi que les études ou les dessins y afférents qui ne peuvent être séparés de l’œuvre principale. Vous avez accepté de remettre le tableau, les études et dessins aux représentants qualifiés du gouvernement espagnol lorsque les libertés publiques seront rétablies en Espagne (…) L’unique condition mise par moi à ce retour concerne l’avis d’un juriste. Le musée devra donc préalablement à toute initiative demander l’avis de Maître Roland Dumas et le musée devra se conformer à l’avis qu’il donnera (…) Il s’agira pour lui, ou ses successeurs, d’apprécier si les libertés publiques ont été rétablies en Espagne. » 

 

Picasso meurt en 1974, Franco l’année suivante. En 1977,  le Sénat espagnol considérant que désormais « les libertés sont garanties » demande une intervention du gouvernement afin d’organiser le retour de la toile en Espagne. Au mois de mars 1980, Jacqueline Picasso adresse une lettre à Adolfo Suarez, président du gouvernement espagnol, précisant que le maître souhaitait que « le tableau et les dessins qui l’accompagnent restent à Madrid dans l’ensemble du musée du Prado. »

 

Dimanche 25 octobre 1981, 19 heures. Dans le Cason del Buen Retiro, une annexe du Prado, Guernica protégé par un écran de verre à l’abri des balles se prépare à recevoir les Madrilènes. Soudain, la foule devient silencieuse et fait une haie d’honneur à une dame aux cheveux blancs : Dolorès Ibarruri. Les officiels s’écartent. Pasionaria me prend par la main et dit : « Montons les escaliers, allons retrouver Picasso. Enfin, Guernica est parmi les siens. »

 

José Fort