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L'Espagne se déchire sur la mémoire du franquisme

Le projet de loi de Zapatero vivement critiqué à droite comme à gauche.
Par François MUSSEAU
QUOTIDIEN : samedi 16 décembre 2006
Madrid de notre correspondant  

Le 13 août 1963, les anarchistes Joaquín Delgado et Francisco Granado sont condamnés à mort par le régime franquiste pour «terrorisme», à l'issue d'un conseil de guerre expéditif. Les deux hommes, rapidement exécutés, sont accusés d'avoir posé des bombes à Madrid.

Erreur judiciaire plus que prouvée puisque, il y a une dizaine d'années, les vrais coupables ont reconnu publiquement leur responsabilité. Depuis, les défenseurs des «Sacco et Vanzetti espagnols» se battent pour que l'Etat abroge la sentence.

 

Peine perdue : mercredi, le Tribunal suprême a mis son veto à la révision du procès.

 «Mémoire historique». Cet exemple emblématique est au coeur du très polémique débat parlementaire qui a commencé jeudi. Il porte sur un projet de loi dit de «mémoire historique», l'un des plus sensibles de la législature du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero, censé solder le contentieux sur la guerre civile (1936-1939) et la répression franquiste. Le texte ne prétend pas désigner des coupables dans ce pays sans «commission de la vérité», aucun dirigeant de la dictature n'a été ni ne sera jamais poursuivi. Le projet parle de «réparer les injustices» : éradiquer les symboles persistants de la dictature (statues du Caudillo, plaques commémoratives, noms de rues...) ; aider à l'exhumation des républicains fusillés puis jetés dans des fosses communes ; interdire tout hommage à Franco dans son mausolée du Valle de los Caídos, près de Madrid.

Dans cette batterie de mesures inédites, la question des sentences rendues sous la botte franquiste est la plus épineuse. Jusqu'à la mort du dictateur, en 1975, des dizaines de milliers d'opposants au régime ont été jugés sommairement par des conseils de guerre ou des «juridictions spéciales» avant d'être, le plus souvent, fusillés. Les conservateurs du PP (Parti populaire), lointains héritiers du franquisme, exigent le retrait du projet de loi dans sa totalité, car il «risque de diviser une nouvelle fois les Espagnols» et «rouvre des blessures qui étaient cicatrisées». Le sujet des procès sommaires franquistes leur paraît a fortiori inacceptable : «Cette idée de réviser tout cela est une monstruosité, dit un porte-parole du Parti populaire. Laissons le passé là où il est !» 

 Stade symbolique. Bien plus fâcheux pour les socialistes au pouvoir : leurs alliés naturels, de gauche, fustigent aussi le projet de loi, mais pour des raisons diamétralement opposées. Dans son projet, le gouvernement de Zapatero propose une «reconnaissance morale de l'injustice» ­ donc sans valeur juridique ­ qu'ont supposée les condamnations dictées par les juges franquistes. Mais les socialistes espagnols ne veulent pas dépasser ce stade symbolique. Or les écolo-communistes ­ mais aussi les nationalistes (basques, catalans et galiciens) ­ veulent, eux, que l'Etat espagnol déclare la «nullité» de toutes les sentences prononcées sous la dictature. «Nous ne demandons pas un Nuremberg en Espagne, il ne s'agit pas de juger quiconque, dit l'indépendantiste catalan Joan Tarda. Mais il faut annuler ces procès illégitimes.» Et surtout, à ses yeux, celui de Lluís Companys, ancien chef de l'exécutif autonome de Catalogne, condamné à mort par un tribunal franquiste.Peu après la mort d'Augusto Pinochet, arrêté à Londres en 1998 sur ordre du juge espagnol Baltasar Garzón, certains voient un énorme paradoxe dans le refus d'annuler les procès sommaires du franquisme. «D'un côté, on fait avancer le principe de justice universelle, dit l'écolo-communiste Joan Herrera. De l'autre, on persiste dans l'amnésie vis-à-vis de notre dictature. Comment trouver normal que les jeunes Espagnols connaissent mieux les crimes au Chili que ceux de Franco ?»