Édition imprimée — décembre 2006 — Pages 22 et 23
Pour suturer des plaies encore ouvertes
Des romans contre l’oubli de la guerre d’Espagne
Par Anne Mathieu
Si les historiens ont fait beaucoup pour la redécouverte de la mémoire de la guerre d’Espagne, les écrivains y ont également contribué. En témoignent quatre romans parus récemment, emblématiques de questions à l’ordre du jour, d’un côté comme de l’autre des Pyrénées. Celui de Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (1), qui a connu un considérable succès, est bâti autour de la reconstitution de la vie d’un des fondateurs de la Phalange, laquelle va mener le narrateur sur les traces d’un républicain, Miralles, ayant fait toute la guerre d’Espagne dans la division Lister (2). Ce personnage va donner tout son sens et à la quête du narrateur et au livre lui-même.
Le roman d’Andrés Trapiello, Les Cahiers de Justo García (3), repose sur la découverte des écrits d’un militant de l’Union générale des travailleurs (UGT, syndicat socialiste), lesquels constituent l’essence même du livre. L’homme consigne sa vie et celle de son entourage, de janvier 1939, début de la retraite vers la France, à juin 1939, date à laquelle il s’embarque pour le Mexique. Enfin, le romancier italien Bruno Arpaia met en scène, dans Du temps perdu (4), un républicain également socialiste et exilé précisément au Mexique, Laureano. Celui-ci répond aux questions du narrateur, venu initialement l’interviewer au sujet de sa rencontre avec Walter Benjamin, et évoque la révolution des Asturies d’octobre 1934, prémices de la guerre civile, sujet principal – parallèlement au thème de l’exil de Benjamin en France – du roman suivant, Dernière Frontière (5).
« Ce que je n’ai dit à personne, c’est que j’écris pour laisser une trace, parce qu’on va tous mourir, et c’est triste de partir en ne laissant même pas une ombre », précise Justo García. La volonté de conserver intacte la mémoire de la guerre d’Espagne est au cœur de ce roman, comme elle habite les trois autres par le biais de la parole transmise à un tiers. La mort qui approche crée la motivation d’écrire chez Justo, l’éclosion de la parole chez le Laureano du Temps perdu – « J’ai l’impression que, moi disparu, la révolution des Asturies aura disparu » –, comme chez celui de Dernière Frontière : « J’ai vu des choses que je suis sans doute seul à pouvoir raconter. Alors, je m’en fous, je raconte. Au moins, tant que je vis, j’insiste, j’avance. » Laureano investit alors son interlocuteur de la mission de faire perdurer cette mémoire : « Ensuite, en finir avec tous ces souvenirs, décider quoi en tirer, ça sera votre affaire. J’aurai pris ma revanche sur le temps. Et ça, mon garçon, pour moi, ça n’est pas rien. »
Une dette jamais soldée
Ainsi, la mort n’aura pas raison de ceux que Franco avaient rangés dans la catégorie des vaincus (vencidos) et qui le sont restés du fait de l’oubli qui les a entourés : le narrateur des Soldats de Salamine a la ferme conviction que, tant qu’il « raconte[ra] son histoire, Miralles continue[ra] en quelque sorte à vivre ».
Le combat contre l’oubli s’impose d’autant plus qu’il est un juste retour de ce que les hommes et les femmes d’aujourd’hui doivent aux républicains espagnols. Le narrateur, parti rencontrer Miralles dans sa maison de retraite à Dijon, songe : « Il n’y a pas une seule personne parmi ces gens qui connaisse ce vieux à moitié borgne et arrivé au terme de sa vie, qui fume en cachette et qui à ce moment précis est en train de manger sans sel à quelques kilomètres d’ici ; pourtant, il n’en est pas une seule qui n’ait une dette envers lui. » A cette thématique de la dette est en effet opposée celle de la non-reconnaissance, particulièrement dénoncée chez Cercas. Le scandale de cette opposition pérenne trouve en Miralles la véhémence nécessaire à sa dénonciation : « J’ai passé trois ans à combattre à travers l’Espagne, vous savez ? Et croyez-vous que quelqu’un m’en ait remercié ? (...) Je vais vous répondre : personne. Personne ne m’a jamais remercié d’avoir gaspillé ma jeunesse à défendre votre pays de merde. Pas un seul mot. Pas un geste. Pas une lettre. Rien. » Si ces mots sont une attaque en règle de la transition démocratique espagnole, des passages du roman s’en prennent aussi à l’attitude des autres pays, cette fois-ci par le biais du narrateur.
Par exemple, celui-ci évoque « ces moments inconcevables lors desquels la civilisation tout entière dépend d’un seul homme » ; pour condamner le « traitement que la civilisation lui réserve ». Absente des romans d’Arpaia, l’opposition dette/non-reconnaissance est à lire entre les lignes dans les Cahiers de Justo García, de Trapiello : « J’ai vécu des moments d’une importance capitale pour l’Humanité et j’ai lutté pour ce que je croyais juste, la Justice, la Liberté, l’Homme. A chaque fois qu’elles penseront à la Justice, à la Liberté et à l’Homme, les nations du monde seront bien obligées de se souvenir de nous. » Le lecteur sait qu’il ne peut acquiescer à ces mots, les « nations du monde » ne s’étant pas mieux comportées avec les républicains espagnols après la seconde guerre mondiale qu’avant. Il sait aussi qu’elles ont fait pis, en mettant tout en œuvre pour les oublier. Comparons la conviction de garcía en 1939 avec le bilan de Miralles en 2001 : « Personne ne se souvient d’eux, vous savez ? Personne. Personne ne se souvient même pourquoi ils sont morts et pourquoi ils n’ont jamais eu ni femme, ni enfants, ni chambre ensoleillée ; personne, et encore moins ceux pour lesquels ils se sont battus. Aucune rue misérable d’aucun village misérable d’aucun pays de merde ne porte ni ne portera jamais le nom de l’un d’entre eux. »
« Et merde à la transition ! », conclut un lecteur du journal où officie le narrateur des Soldats de Salamine, à la suite d’un de ses articles. Mais l’oubli est aussi imputable à la France, à la façon dont elle a traité les républicains espagnols et qu’il vaut mieux dissimuler. De 1936 à l’après-1945, comme le montrent Trapiello et Arpaia, les raisons de l’occultation ne manquent pas.
Pendant que des hommes et des femmes se battaient pour « la Justice, la Liberté, l’Homme », d’autres, en France et en Angleterre, décidaient, en août 1936, de la politique criminelle de non-intervention : « Une farce, si elle ne s’était pas révélée une tragédie. (...) Même les gamins se rendaient compte que Mussolini et Hitler, avec cette saleté de non-intervention... », fulmine Laureano. Quant à lui, Justo assène, catégorique : « Si nous perdons, ce sera en partie à cause de la France et de l’Angleterre. »
Vint, début 1939, la Retirada, la « retraite ». Ce mot chargé de larmes pour tous les républicains espagnols, ce long cortège de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants se dirigeant vers la frontière française, que la noirceur des descriptions de ces romanciers fait revivre dans tout son désespoir. On revoit les photographies de Robert Capa. On est aux côtés du poète Antonio Machado, aperçu par Miralles, ombre symbolique parmi ces ombres anonymes. Machado, qui mourra à Collioure en février 1939.
Noirceur de la description que le lecteur veut croire indépassable. Pourtant, dès l’arrivée à la frontière, les Espagnols vont subir humiliation sur humiliation. Etre obligés de se séparer de leurs armes en est la première. Mais elles vont se succéder dans le monde dans lequel ils devront désormais vivre. Et chacune balaiera la précédente avec une brutalité allant crescendo vers l’horreur.
Les premiers visages de la France que découvre Justo sont ceux des gendarmes – des « voleurs sans vergogne », des êtres dénués d’humanité : « Trois ans de guerre révolutionnaire pour qu’un gendarme rose et parfumé, nourri au foie de canard, vous dise : “C’est pas notre problème.” » Nombre de pages des Cahiers sont une dénonciation implacable de l’accueil français : « La dernière trouvaille des Français est de parler de nous non pas comme des réfugiés, mais comme des envahisseurs » ; « Beaucoup de gens du peuple (...) ont pris notre parti, mais les autorités ont pris celui des fascistes. »
La virulence du vocabulaire est à l’aune de l’accueil reçu : « salauds » pour Justo, « fils de pute » pour Laureano, qui ne fait pas dans la demi-mesure. Laquelle serait d’ailleurs mal venue face à cette attitude indigne, si emblématique d’ailleurs de ce que la mémoire future leur réservera.
L’humiliation atteint son paroxysme quand les trois personnages sont internés dans des camps de concentration (6). A Argelès (Miralles, Laureano), Saint-Cyprien (Justo) ou Septfonds (Laureano), ils subissent, soulignent Les Soldats de Salamine, des « conditions de vie inhumaines ». La plume de Justo, gagnée par la véhémence depuis son arrivée en France, pourrait servir d’expression commune aux trois personnages : « Les chiens ! Ils avaient clôturé une grande étendue de plage, au moins un ou deux kilomètres, avec une double rangée de barbelés, et c’est là qu’ils nous ont parqués. »
L’écriture permet la description minutieuse de la vie dans ces camps, de cette « spirale de dégradation ». La relation de leur internement est plus sommaire chez Laureano et Miralles, mais tout aussi forte, le premier précisant qu’ils n’avaient pour horizon « que la boue et la crasse, le froid et la faim ». Ces camps sont pour eux un objet de révolte. « Mouroirs » pour Miralles, « gigantesque dépôt de cadavres » pour Justo, ils ont fait de ces vaincus des sous-hommes dont « beaucoup ont commencé à ne plus vouloir vivre ». Dont certains, désespérés, marcheront dans la mer pour s’y laisser engloutir. C’est un profond dégoût qui s’exprime chez Justo : « Un jour, on écrira la véritable histoire des Français, comment ils se sont comportés avec la population réfugiée, la façon dont ils nous ont menti, trompés, injuriés, vilipendés et maltraités, avant, pendant et après la guerre. »
D’autres critiques vont alors affleurer (7). Celle de l’enrôlement dans les compagnies de travailleurs étrangers (8) et dans la Légion. Miralles s’engage dans celle-ci, Laureano dans un régiment du génie, dont il va ensuite déserter. Moment qui est l’occasion pour ce dernier de rappeler l’envoi par les Allemands de « milliers d’Espagnols à Mauthausen », « pris déjà bien empaquetés par Pétain et compagnie dans des camps de concentration disséminés en France ». Justo, lui, embarque sur le Sinaia, premier navire à cingler vers le Mexique (9), terre d’accueil pour de nombreux républicains espagnols – que Laureano gagne aussi plus tard.
Miralles fera la guerre aux côtés du général Leclerc. Il entre dans Paris libéré le 24 août 1944, sur un de ces chars qui portaient les noms de Guadalajara ou de Teruel. Les premiers à pénétrer dans la capitale française ; on n’a commencé à reconnaître leur exploit que fort récemment (10). Puis, dès les combats terminés, oublié, Miralles. Comme tous ses compatriotes.
Constat de Laureano : « On dit qu’il faut beaucoup de temps pour qu’un monde finisse. Mais le nôtre s’est écroulé net. Depuis, il n’y a plus de place pour des gens comme nous. » Plus de place, parce qu’on n’a pas voulu de la survivance de ce monde, ne serait-ce que dans les souvenirs de ses acteurs. Trapiello livre en effet une explication supplémentaire à cette volonté d’oubli : dans le bateau en route pour le Mexique, Justo comprend que l’on va leur demander de laisser derrière eux ce pour quoi ils ont lutté : « On dirait qu’ils essaient de dissoudre la poix de nos souvenirs. Mais qu’avons-nous de plus précieux que nos souvenirs ? Jamais cette vérité n’est apparue aussi criante : le passé, quel qu’il soit, était meilleur. Combien étions-nous à souhaiter n’avoir jamais quitté l’Espagne ? La guerre a été une agonie, mais tant qu’elle a duré, il y avait de l’espoir. » Tuer cette guerre d’Espagne, c’est aussi empêcher que l’on se serve de ce magnifique espoir d’un autre monde, de cette splendide fraternité, pour d’autres révoltes.
Dans Du temps perdu, Laureano s’insurge : « Vous savez ce que je pense ? Que c’est vraiment un siècle de merde : il a dévoré lentement tous les idéaux, il les a fait se consumer dans les tragédies des cinquante premières années, brûlés comme dans une fournaise, et ensuite, avec cette fausse paix, il a fait en sorte que personne n’ait plus envie d’en rechercher d’autres. Le résultat, vous l’avez devant vos yeux : rien en quoi croire, rien à espérer... » Néanmoins, il souhaite transmettre la nécessité du combat : « Vous croyez que les livres et les professeurs suffiront à vaincre cette maladie qui a frappé tout le monde, cette foutue envie d’oublier ? Croyez-moi (...) : ils ne suffiront pas... Alors, merde, je raconte... Ensuite, ça sera votre affaire, à vous les jeunes, et salut. »
Passage de témoin, ces mots sont d’une actualité prégnante au moment où l’Espagne affronte enfin son histoire récente, véritable plaie ouverte ; au moment où des associations font un travail considérable pour la réouverture des fosses communes (11). A l’heure où, en France, certains font parler les derniers républicains et leurs enfants (12), où d’autres publient des témoignages (13). Mais encore bien pâle et bien marginale est l’ardeur française à reconnaître la dette envers les républicains espagnols.
Les romans évoqués ici fournissent des clés pour comprendre les raisons de cette occultation pérenne. Ils jouent en tout cas, en France et en Espagne, un rôle dans ce combat contre l’oubli. Ils revendiquent une littérature engagée, peu en vogue en France ces dernières années. Et rendent vivante la lutte de ces hommes et de ces femmes pour un monde meilleur. Dans son épilogue aux Cahiers de Justo García, le narrateur conclut : « Nos vies d’aujourd’hui, moins héroïques, s’élèvent au contact de celles de gens qui ont lutté pour des idéaux qui restent, en dépit de tout, justes et beaux. » En regrettant d’arriver à la dernière page de chacun de ces romans, nous savons ce qui n’a jamais été pardonné aux républicains espagnols : d’être allé, comme le personnage de Miralles, « de l’avant, de l’avant, toujours de l’avant ». D’avoir été, en somme, des vainqueurs.
Notes :
(1) Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Actes Sud, Arles, 2002. Sur ce roman, lire Albert Bensoussan, « Archéologie d’un conflit fratricide », Le Monde diplomatique, janvier 2003. L’adaptation cinématographique du roman, par David Trueba (Espagne, 2003), n’a pas encore été distribuée en France.
(2) Enrique Lister (1907-1994), général républicain communiste.
(3) Andrés Trapiello, Les Cahiers de Justo García, traduit de l’espagnol par Alice Déon, Buchet-Chastel, Paris, 2004.
(4) Bruno Arpaia, Du temps perdu, traduit de l’italien par Fanchita Gonzales Battle, Liana Levi, Paris, 2003.
(5) Bruno Arpaia, Dernière Frontière, traduit de l’italien par Fanchita Gonzales Battle, Liana Levi, Paris, 2005.
(6) Cf. Geneviève Dreyfus-Armand et Emile Témine, Les Camps sur la plage, un exil espagnol, Autrement, Paris, 1995.
(7) La répression stalinienne envers le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) et la Confédération nationale du travail (CNT) est abordée dans Les Cahiers de Justo García. La vérité de cette répression n’est apparue au grand public qu’en 1995 avec le film de Ken Loach, Land and Freedom (inspiré de l’Hommage à la Catalogne de George Orwell).
(8) Cf. Jean Ortiz (sous la dir. de), Rouges. Maquis de France et d’Espagne. Les guérilleros, Atlantica, Biarritz, 2006.
(9) Un journal fut rédigé à bord. Son fac-similé a été édité en 1999 par le Fondo de cultura económica de Mexico. Trois de ses textes, traduits en français, sont publiés dans le n° 5 de la revue Aden. Paul Nizan et les années trente (« Aux côtés de la République espagnole [1936-1939] »), Nantes, 2006.
(10) Lire Denis Fernandez Recatala, « Ces Espagnols qui ont libéré Paris », Le Monde diplomatique, août 2004.
(11) Emilio Silva et Santiago Macías, Les Fosses du franquisme, traduit de l’espagnol et préfacé par Patrick Pépin, Calmann-Lévy, Paris, 2006.
(12) Gabrielle Garcia et Isabelle Matas, La Mémoire retrouvée des Républicains espagnols. Paroles d’exilés en Ille-et-Villaine, Editions Ouest-France, coll. « Ecrits-Société », Rennes, 2006 ; Patrick Pépin, Histoires intimes de la guerre d’Espagne, 1936-2006. La mémoire des vaincus, Nouveau Monde éditions, Paris, 2006.
(13) Antoine Gimenez et les Giménologues, Les Fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne, L’Insomniaque - les Giménologues, Montreuil-Marseille, 2006.
Anne Mathieu.
Directrice de la revue Aden-Paul Nizan, Paris.