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La droite polonaise déclasse les héros
LE MONDE | 11.04.07 | 14h57  •  Mis à jour le 11.04.07 | 14h58


ans son petit deux-pièces de Praga, l'ancien quartier ouvrier qui flanque la rive droite de la Vistule à Varsovie, Bernard Kon cherche ses mots. Les souvenirs reviennent pêle-mêle : l'année 1937, la guerre civile espagnole, le front républicain à Madrid. Du haut de ses 97 ans, M. Kon porte un regard encore lucide sur son passé. Il est, dit-il, un "Dabrowszczacy", ce nom générique qui désigne les milliers de volontaires polonais, communistes ou non, qui ont participé à la guerre civile espagnole pour défendre la République. La plupart ont rejoint le bataillon Jaroslaw Dabrowski - un général et héros polonais mort sur les barricades de la Commune de Paris en 1871 - devenu 13e Brigade internationale.

Aujourd'hui, comme ancien combattant, M. Kon perçoit une aide sociale - environ 500 zlotys (environ 130 euros) - qui vient s'ajouter à sa petite retraite. Ce privilège pourrait bientôt disparaître. C'est en tout cas l'une des lignes directrices du projet de loi porté par un député du parti conservateur des frères Kaczynski (Droit et Justice, PiS), au pouvoir en Pologne depuis l'automne 2005.

La fièvre républicaine, M. Kon dit l'avoir attrapée en Tchécoslovaquie, sur le campus universitaire de Brno. Alors étudiant en ingénierie, il fréquente un mouvement progressiste, le Pokrokové hnuti, composé d'intellectuels tchèques.

L'heure est aux discussions enflammées sur l'ordre social et l'Europe. En juillet 1936, la guerre civile espagnole éclate : "Comme tous les jeunes, nous pensions que, sans nous, les Républicains ne réussiraient pas." Avec une quinzaine d'étudiants yougoslaves et allemands, il quitte début 1937 Brno pour l'Espagne, direction Bunol.

Arrivé dans la région de Valence, il rejoint une brigade espagnole. "Il n'y avait aucune difficulté à trouver des organisations, que ce soient les Brigades internationales ou non, défendant l'idée républicaine et luttant contre les troupes franquistes, ponctue-t-il. Le plus dur était de se fournir en fusils et en munitions." Les semaines défilent, les combats s'enchaînent.

Avec la débâcle républicaine, il fuit l'Espagne et traverse les Pyrénées. La date exacte, M. Kon l'a oubliée. Mais il se rappelle avoir échoué dans un "camp d'accueil" à Argelès, puis à Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales) où s'entassent les réfugiés de la guerre civile, avant de rejoindre le camp de Gurs. Il y reste plusieurs mois avant qu'un émissaire du Parti communiste soviétique ne prenne contact avec lui et d'autres brigadistes polonais : "Il nous a acheté des vêtements, donné de l'argent et payé un billet d'avion pour Moscou, puis Sotchi sur la mer Noire."

La suite ? Elle sera moscovite - où il enseignera l'ingénierie mécanique -, puis varsovienne, Varsovie où M. Kon revient au milieu des années 1950. Il affirme ne jamais avoir été au Parti communiste.

C'est un anticommuniste farouche, le député PiS Artur Zawisza, qui voudrait "supprimer les privilèges des anciens brigadistes" en proposant un amendement à la loi sur les vétérans de guerre "qui ne devrait inclure que ceux qui ont combattu pour l'indépendance de la patrie polonaise. En aucun cas des anciens combattants de la guerre civile espagnole". Et d'ajouter : "Ce sont les forces politiques postcommunistes qui ont intégré ces brigadistes à la loi et en ont fait des héros. Il est temps d'y mettre un terme."

Ce projet de loi s'intègre à la vaste croisade anticommuniste des jumeaux conservateurs Lech et Jaroslaw Kaczynski, respectivement président et premier ministre. Ils ont fait de la purification du pays de ses reliquats communistes leur principal cheval de bataille. Dernière initiative en date : rayer "les criminels et les traîtres à la patrie" de l'espace public. Une vaste opération de "décommunisation" des noms de rues, de places et d'écoles.

Fin février, dans une lettre adressée à la mairie de Varsovie, le président de l'Institut de la mémoire nationale (IPN), avec le soutien tacite du gouvernement, a appelé à changer le nom de onze rues et avenues de la capitale qui célèbrent "l'idéologie criminelle communiste et ses représentants". Sur cette liste figurent les rues Dabrowszczacy et Karol Swierczewski. Alias "Walter", ce général soviétique avait été envoyé en 1936 par Staline sur le front espagnol, où il a tout d'abord commandé la 14e Brigade internationale franco-belge, puis la 35e division jusqu'en 1938. "Que ce soit en Espagne, sur les fronts polonais et allemand, il n'a remporté aucun succès sur le champ de bataille", lit-on dans la biographie assassine concoctée par les historiens de l'IPN sur ce général qui était, rappellent-ils, "un alcoolique".

Historien à l'IPN, Maciej Korkuc coordonne, depuis février, la campagne de décommunisation de l'espace public. "Ce n'est pas une initiative politique, se défend-il. En tant que gardien de la mémoire nationale, notre devoir est d'en terminer avec la glorification du communisme et de l'idéologie totalitaire."

La plupart des noms de rues communistes ont été changés au début des années 1990, mais il reste quelques noms dédiés au Parti communiste polonais ou à des généraux soviétiques chargés de mater les révoltes ouvrières. Pourtant, dans la liste dressée par l'IPN, certaines propositions versent dans la polémique. La rue Dabrowszczacy est l'une d'elles. "Les Dabrowszczacy ont été des outils de l'agression du pouvoir stalinien et communiste en Europe. Le commandant Bonislaw Molojec est devenu, à son retour en Pologne, un des leaders du Parti communiste, se défend M. Korkuc. Les Brigades des Dabrowszczacy étaient entre les mains de commissaires politiques de Staline. Ils ont lutté pour la liberté de l'Espagne, mais ils n'ont pas lutté pour la République polonaise."

Après la guerre d'Espagne, beaucoup de ces Dabroswzczacy ont lutté contre l'occupation nazie en Pologne. M. Korkuc ne veut pas le savoir. "Si les Espagnols veulent avoir des rues Dabrowszczacy, libres à eux, tance-t-il. En Pologne, il n'y a plus de place pour ces combattants, ces outils conscients ou inconscients de la politique de Staline. C'est notre message."

Dans une tribune au quotidien de la gauche libérale Gazeta Wyborcza, la journaliste Seweryn Blumsztajn a interpellé le président de l'IPN : "Les Dabrowszczacy ont défendu un gouvernement élu démocratiquement. Ils ont reçu le soutien non seulement de l'URSS, mais de toute l'Europe républicaine. George Orwell, Ernest Hemingway, Ksawery Pruszynski étaient du même côté. Où était alors la place de la démocratie ? Auprès de Franco, Mussolini et Hitler ?"

Dans le quartier de Nowa Praga, la rue Dabrowszczacy laisse indifférent. Un vieil habitant, Janusz Szymanski, n'ignore rien de l'histoire des brigadistes polonais. "Mais le nom de la rue Dabrowszczacy ne dérange personne ici. On n'y prête plus attention, gage-t-il. A quoi bon ce fracas politique ? Ça va encore nous coûter de l'argent."

Célia Chauffour
Article paru dans l'édition du 12.04.07