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Livres

Les feux de La Corogne

Rencontre. Le romancier espagnol Manuel Rivas raconte les autodafés de 1936 en Galice.
Envoyé spécial à La Corogne PHILIPPE LANÇON
QUOTIDIEN : jeudi 18 septembre 2008
Manuel Rivas L’Eclat dans l’abîme Traduit de l’espagnol par Serge Mestre. Gallimard, 681 pp., 25 euros.

Pour un écrivain, imaginer qu’on brûle les livres doit être une manière de les sauver. Le 19 août 1936, vingt et un ans avant la naissance de Manuel Rivas, des bûchers sont allumés par les franquistes dans La Corogne, où il est né et où il vit. Dans le Crayon du charpentier, dans les nouvelles de la Langue des papillons, Rivas a déjà conté les ambiguïtés sanglantes de la dictature. Son nouveau roman, plus épais et plus risqué, ouvert comme la ville à tous les vents, à toutes les voix, part de cet autodafé méconnu. Ou plutôt il tourne autour.


A travers les personnages, les uns acteurs, les autres spectateurs, il observe les bûchers, plonge dedans, feuillette les condamnés, en extrait certains, leur donne une histoire, disperse les paroles, les témoins, ses chapitres et les cendres, tantôt vers le passé, tantôt vers l’avenir, tantôt vers Cuba, tantôt vers la rue voisine, dans un désordre débordant et débordé, puis y revient, sans cesse, pour finir un demi-siècle plus tard dans la bibliothèque d’un juge franquiste où dort un rescapé, une Bible de 1837 dédicacée par un condamné au militaire galicien qui l’a sauvé.

Avant d’écrire, Rivas a lu, regardé, beaucoup interrogé : «Mon imagination procède par cercles concentriques. Le premier est documentaire ; le second, oral ; le troisième, fermenté. A un moment, j’ai failli abandonner. Tant que j’étais dans la fumée du bûcher, je voyais. Elle envahissait les bâtiments publics, les maisons, les cerveaux, les cœurs. Quand elle s’est dis sipée, l’odeur a persisté, mais je ne savais plus quoi en faire.» L’histoire de la Galice flambe avec son bûcher, pleure avec sa pluie, chante avec ses poètes, émigre avec ses émigrants, revient avec les revenants. Le roman est son beau foutoir et le porte-voix d’une ville où le vent disperse et rapporte depuis toujours absolument, tristement et merveilleusement tout.

Galettes.En juillet 1936, la Galice tombe d’emblée. Elle devient la base arrière des putschistes, les assassinats commencent aussitôt. «Ici, rappelle l’écrivain, ce ne fut pas une guerre, mais un coup d’Etat suivi d’une boucherie. On tuait les "rouges", nom qui désignait aussi bien le catholique progressiste que l’anarchiste.» Dans La Corogne, un habitant sur cent est tué. La peur se dépose. C’est quoi, ici, la peur ? «C’est lorsque la plage est déserte un jour de grand soleil», dit un personnage de l’Eclat dans l’abîme. La plage d’Orzán, au cœur de la ville ? Vide par beau temps ? Même les galettes de fuel du Prestige, en 2002-2003, n’empêchaient pas les habitants d’y marcher.

Jusqu’à Franco, il y avait ici une tradition libérale. Santiago Casares Quiroga, chef du gouvernement républicain et père de l’actrice Maria Casarès, est en 1936 l’un des grands hommes de la ville. Au moment du coup d’Etat, la famille est à Madrid. La maison de La Corogne est saccagée. Les 10 000 livres de sa bibliothèque, que les franquistes appellent avec mépris les «casaritos», sont brûlés, volés ou mis sous séquestre au tribunal - des fonctionnaires y piocheront régulièrement. Un personnage du roman se souvient de la petite Maria, surnommée «Vitola». Elle portait un chapeau de velours blanc et avait «une attitude austère, voire revêche». Ainsi apparaît-elle, droite et petite bouche ferme et close, sur une grande photo murale de la maison restaurée l’an dernier sous forme de musée. Au deuxième étage, on a refait à l’identique les rayonnages de la bibliothèque en acajou. Mais ils sont vides. De 1938 à 1980, la maison fut occupée par la Croix-Rouge. En 1993, trois ans avant sa mort, Maria Casarès interprète à Paris le roi Lear. Rivas lui rend visite pour un journal. Il y a dans le salon une télé en noir et blanc qui marche mal. L’actrice dit au jeune écrivain : «Avec la Galice, je n’ai jamais remis les choses en ordre. Et je veux rester en désordre. C’est l’enfance.»

La Corogne est un os tout en pentes qui entre dans la mer et qu’elle envahit de tous côtés. Manuel Rivas dit que c’est la seule ville au monde née d’un phare, le phare d’Hercule, là-bas, au bout d’une pointe de l’os exposée aux tempêtes. Il y a encore dix ans, il était entouré de prés, de potagers. On y croisait des vaches. Rivas est né à proximité. Ces animaux en ville furent sa première vision. A quelques centaines de mètres, l’étroit centre de la ville est comme le cœur de l’os. En le traversant, on passe à pied en quelques minutes du port abrité à la grande plage ouverte. Les bûchers du 19 août ont brûlé là, le long de la darse ou près d’elle, sur la sublime place Maria-Pita, au classicisme défiguré par des kiosques de verre abritant des terrasses de café. C’est le premier théâtre du livre.

Pour l’écrivain, la ville a «un côté yin et un côté yang, c’est une tempête et une coquille Saint-Jacques. Au Moyen Age, on mourait déjà sur cette côte de la Mort, mais les hommes stériles venaient chercher ici la fécondité. Tous les bateaux vers l’Amérique latine y faisaient escale, et c’est d’ici que les émigrants partaient. La mer est le berceau et la proue.» Aujourd’hui, un paseo maritime de 12 kilomètres ceinture la ville. Il porte le nom de l’ancien maire socialiste qui l’a fait construire, et semble encore trop court pour mesurer la taille de son ego.

A La Corogne, dit un personnage du roman, «les morts sont tournés vers l’océan» : ce sont ici des émigrants comme les autres. C’est ce qui les rapproche aussi des parapluies : lorsque le vent les emporte, «eh bien, ils atterrissent tous sur le même bateau». Le père de Rivas a vécu un peu au Venezuela, où un perroquet l’a sauvé de la mort en chantant. Un grand-père écrivait les lettres que les femmes du quartier envoyaient à leurs hommes émigrés. En remerciement, il recevait des cartes postales : «Enfant, dit l’écrivain, je lisais ces cartes de New York, de La Havane, de Rio, et sa table d’écriture devint le centre du monde».

En hiver, l’humidité imprègne tout. En été, la lumière est partout. Mais en hiver la lumière cisaille tout et en hiver l’humidité tamise tout. Il faut aimer la ville pour savoir combien ce que dit un harponneur imaginé par Rivas est vrai : «D’une façon ou d’une autre, les gens transportaient la lumière. Dans les mots, dans les vêtements, dans leurs attitudes. Les sons eux aussi appartenaient à la lumière.» Et dans cette lumière il y a le secret : «Le secret, pensa-t-il, n’a rien à voir avec les ténèbres. Le secret appartient à la lumière.» Les Galiciens tirent vers l’une et se ferment sur l’autre, comme les façades blanches à vérandas.

«Chaleur». En galicien, la langue dans laquelle écrit Rivas, puis en espagnol, celle dans laquelle il ne traduit plus lui-même que ses poèmes, le roman s’intitule : Les livres brûlent mal. C’est que le feu du 19 août est novice, un bébé inquisiteur et fasciste qui «doit vaincre les résistances, l’incompétence des incendiaires, le manque d’habitude de faire brûler les livres. L’incrédulité des absents. On voit bien que la ville ne conserve aucune mémoire de cette fumée paresseuse et réticente, circulant dans l’étrangeté de l’air qu’on respire». Les personnages de Rivas racontent les pages qui fondent, l’odeur qu’elles dégagent, la difficulté que les hommes ont à se défaire des mots. Sa nature de poète enveloppe le récit. Il note que, «même s’il pleut sur les livres, les mots dégagent encore de la chaleur», que l’atmosphère dans laquelle ils brûlent «est trouée». Et il est là pour explorer ces trous.

Comment fait-il pour décrire l’odeur du bûcher ? «Il y a eu des épisodes dans ma vie où des livres ont brûlé.» En voici un : «J’ai eu une sœur, Maria, aujourd’hui morte, d’un an plus âgée que moi, et un ami, Lois Pereiro. Tous deux sont allés très loin, plus loin. Elle avait 14 ans et elle était en lutte contre le franquisme finissant. Ma mère était laitière, mon père maçon, ils étaient accablés par la peur. C’est que mon grand-père maternel avait eu dix enfants. Sa femme était morte, il était secrétaire du syndicat paysan. Il y avait 20 000 syndiqués à La Corogne. Les phalangistes l’ont emporté pour le tuer.» On appelait ça la «promenade». «C’est alors que…» Rivas répond précisément, mais difficilement, par incises interminables, les yeux fixes, comme on s’extrait d’un rêve ou comme on se perd dans un marais. Il a le regard si clair qu’il est difficile de s’y installer sans finir par voir quelque chose de trouble et d’égaré, qui marque cet instant précis où un maximum de sensibilité et de souvenirs se convertit en indifférence. On a posé une question, il a commencé par répondre, mais une image déplace la réponse, la question disparaît, il ne reste qu’une métaphore dont il faut accoucher, quelque chose d’impitoyablement doux, planant et enfantin. «C’est alors qu’est apparu le curé, un pistolet à la taille. Il était franquiste, mais il les a arrêtés : on ne tue pas un veuf qui a dix enfants. Ce curé a effectué le jugement dernier. Ensuite, mon grand-père s’est caché dans la montagne.» Ce qui nous ramène aux livres brûlés. Les Rivas vivaient en lisière de la ville. Ils avaient une basse-cour, un poulailler. «Un matin, ma mère est entrée dans le poulailler et, en cherchant les œufs, est tombée sur le journal antifranquiste que distribuait ma sœur. Elle nous a demandé à qui c’était. J’ai dit : à moi. J’étais un garçon, c’était moins terrible pour ma mère. Ensuite, ma sœur et moi, on a tout brûlé.»

Le titre français, l’Eclat dans l’abîme, est le nom d’une association démocrate et humaniste, un «athénée» qui regroupe un boxeur célèbre, son partenaire d’entraînement, un peintre, un chanteur de tango… Ceux qui vont mourir, être déportés ou marginalisés. Le chanteur de tango fuira en Amérique du Sud, plus tard, après avoir été tabassé et traîné par les cheveux par son protecteur fasciste. Le roman est dédié à un libraire fameux de Vigo qui, enfant, fut la mascotte de cet athénée : «Sa voix, di t Manuel Rivas, changeait selon la personne dont il parlait. En l’écoutant, j’avais une sensation de stupeur et de quiétude.» C’est cela que l’homme dégage et que le romancier a voulu restituer. Mais Antón Patiño Regueira est mort peu avant la publication du livre.

«Aride».Devant le bûcher, un compagnon du chanteur de tango, le boxeur Curtis, dit Hercule, regarde «la façon dont les livres brûlaient mal, la lenteur avec laquelle ils se consumaient, pouvaient laisser croire qu’ils attendaient quelqu’un». Le même jour, à Grenade, d’autres franquistes emmènent Federico García Lorca «se promener» pour toujours. Un an plus tôt, le poète andalou a publié Six Poèmes galiciens. «Il pleut sur Santiago / Dans la nuit obscure. / L’herbe d’argent du sommeil / recouvre la lune aride.» Dans le roman, un franquiste jette au feu une première édition dédicacée de ces poèmes. Le juge qui surveille le bûcher le récupère : «Peut-être que l’œuvre […] deviendrait une sorte de relique. [Elle] atteindrait alors le prix d’un parchemin médiéval.» Plus tard, dans les années 50, le fils du juge a quelques problèmes : il pisse au lit et bute sur les mots. C’est l’époque où «on aurait pu dire que toute l’Espagne s’était mise à se laver les cheveux». Mais le shampoing et la gomina des adultes ne suffisent pas. Chaque mot devient «un crabe estropié» : l’enfant sent comment «il tirait, comment il tentait de grimper, il sentait ses épines, mais ne parvenait pas à le faire sortir, car il était boiteux, impotent, tremblotant, ou peut-être hors de lui». L’enfant, c’est un écrivain.

Le roman de Manuel Rivas sort en France au moment où un grand débat occupe l’Espagne : faut-il exhumer les restes supposés de García Lorca et de ses compagnons d’infortune pour en vérifier l’identité ? On n’est pas tout à fait sûr que le poète soit enterré là où convergent les meilleurs enquêteurs. Mais la famille du poète s’oppose à l’exhumation. L’affaire Lorca entre dans un cadre plus large. Depuis 2000, sous la responsabilité d’historiens et de descendants d’assassinés, 4 054 victimes du franquisme ont été exhumées en Espagne de 171 fosses anonymes. Une carte, publiée le 15 septembre dans El País, indique les lieux des fosses. Le passé remonte, os après os, fait après fait. Pendant ce temps, à La Corogne, un écrivain a tiré les livres du feu. C’est sa manière de faire parler les vivants et les morts.



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