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International
Article paru dans l'édition du 26 avril 2007

HISTOIRE
Il y a soixante-dix ans, Guernica

Barbarie . Le 26 avril 1937 amplifiant leur stratégie de guerre totale, Hitler et Franco font massacrer sous un déluge de bombes la population de la petite ville basque sans défense.

 

 

J’étais il y a quelques semaines à Guernica, à la rencontre de témoins oculaires du drame. J’ai pu mesurer encore et toujours, dans les rues paisibles de la petite ville, la difficulté à parler, notamment chez les personnes âgées, aux portes mêmes du musée. « C’est du passé, du passé. » C’est que le 26 avril 1937 renvoie au plan d’extermination mis en oeuvre systématiquement en Espagne par les franquistes, et ailleurs par les nazis. Nombre d’historiens reconsidèrent aujourd’hui le concept de « guerre civile entre frères », longtemps utilisé pour renvoyer dos à dos, par une fausse symétrie, les uns et les autres...

Le poids des mensonges

Le drame de Guernica est resté plus de quarante ans enfoui dans la mémoire et l’imaginaire des « vaincus », tétanisés par l’intériorisation de la peur et d’une sorte de culpabilité, hantés par la possibilité d’une répétition de l’histoire ou tout simplement de représailles. Aujourd’hui encore, des historiens révisionnistes espagnols, et quelques Français, écrivent qu’après tout le bombardement de Guernica et autres « bavures » regrettables auraient évité aux Espagnols un « régime bolchevique »... Il aura fallu plus de quarante ans pour que la vérité (toute la vérité ?) remonte à la surface. Des grands historiens comme Herbert Southworth ont lutté avec panache et ténacité pour établir les faits dans le détail, combattre point par point les mensonges.

Le lundi 26 avril, vers 16 heures, c’était la première fois qu’une ville européenne sans défense, sans importance stratégique, était anéantie par un pilonnage aérien, les Junker 52 et les Heinkel 51 de la légion Condor....1 654 morts et 889 blessés. En écrasant pendant près de quatre heures la ville sacrée, le siège du gouvernement cérémoniel basque et des traditions « forales » (de libertés) basques, Hitler et Franco savaient qu’ils créaient un précédent. Le général - franquiste Mola déclarera quelques heures après : « Nous devons détruire la capitale (Bilbao) d’un peuple perverti qui ose défier la cause irrésistible de l’idée nationale. » Il s’agit donc bien de punir les Basques de leur attachement à une nation et, majoritairement, à la république. Et de démoraliser les Républicains. « Ils vous ont fait payer le pain, le ciel la terre, l’eau, le sommeil et la misère de votre vie », écrira Paul Eluard dans son magnifique la Victoire de Guernica. Acte donc. Volonté de revanche sociale, acharnement contre les « rouges », qu’il faut rayer de la carte. Pour les franquistes, bloqués à Madrid l’héroïque, il importe de reprendre le nord de l’Espagne, et l’aide de la légion Condor, la supériorité aérienne fasciste s’avéreront décisives. Le 31 mars, Mola avait adressé un ultimatum aux Basques et puis lancé, en - plusieurs phases, l’offensive générale dans laquelle s’inscrit l’anéantissement de Guernica et de Durango le 3 mai (300 morts). Bilbao tombe le 19 juin...

Revanche sociale et terrorisme d’État

Pour Hitler, il s’agit certes d’une répétition générale, comme on l’a souvent écrit, d’expérimenter des armes, des équipements et des techniques nouvelles, qu’il généralise par la suite, mais pas que de cela... Avec la Luftwaffe, il essaie la technique de « guerre totale » théorisée par Goebbels. Elle est conçue comme le moyen le plus efficace pour gagner les guerres : la population civile devient un objectif militaire que l’on traite par des assauts aériens intentionnels et que l’on terrorise. La frappe aérienne se transforme en outil de massacre massif, de terrorisme d’État. Cette approche, qui constituait un précédent en 1937, reste aujourd’hui terriblement d’actualité, notamment en Irak...

En Espagne, Hitler appliquait aussi et surtout une stratégie de domination, d’expansion en Méditerranée, d’affaiblissement de la France et de l’Angleterre, engluées dans une politique « d’apaisement » envers Hitler, d’isolement de l’Union soviétique, ennemi principal des uns et des autres.

La nouvelle du bombardement provoqua dans le monde entier traumatisme et colère. Le bombardement éclaira la nature, l’ampleur de l’intervention allemande et italienne en Espagne, ainsi que l’hypocrisie de la « non-intervention », au nom d’une prétendue « affaire exclusivement espagnole ». La comédie apparut pour ce qu’elle était dans la réalité : un soutien à Franco, un échec de la politique et des intérêts, en premier lieu de la France. Le 26 mai 1937 témoigna de la barbarie du camp fasciste. L’horreur fut telle que les faits seront démentis par franquistes et nazis, niés, puis attribués aux miliciens, aux mineurs asturiens, aux républicains basques, aux anarchistes catalans. On voit déjà à l’oeuvre les tactiques modernes de « communication de guerre », le mensonge officiel, l’intox à l’échelle planétaire, la « contre-information »... Le mensonge arme de destruction massive, d’aliénation. Guernica renverra toujours les massacreurs de peuples à leur miroir. Le romancier allemand Henrich Mann avait compris que « les flammes de Guernica incendiaient aussi l’Allemagne » et le monde. Pour longtemps. L’écrivain Alfons Cervera, fer de lance du combat pour la - revendication républicaine en Espagne d’aujourd’hui, confiait hier : « Guernica reste l’un des points cruciaux de l’histoire contemporaine. Il doit servir de point de départ et non d’arrivée, afin d’affronter radicalement et infatigablement la vérité, dont la recherche ne doit pas se conclure par une sorte de "loi de point final", comme le propose le gouvernement espagnol. »

Jean Ortiz, maître de conférences à l’université de Pau

Page publiée sur http://www.humanite.fr
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