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Histoire

Les Espagnole d’Oran à Vichy (VI)

Un accueil oscillant entre internement et sollicitude
En règle générale, les réfugiés espagnols connurent la pénurie matérielle et la détresse morale de l’exil. Ils firent état des traitements dégradants et des «privations inimaginables» qu’ils auraient supportés. D’après les témoignages qu’ils ont laissés, ils pensaient être reçus à Oran avec un minimum de dignité et d’humanité par les autorités françaises. Ce fut le contraire qui se produisit. Il n’y avait pas assez de place pour tous les loger. L’administration coloniale pécha par manque de prévoyance et de volonté. A la mi-mars 1939, il n’existait qu’un seul camp d’accueil dans la cité : l’ancienne prison civile, sur le plateau Saint-Michel. Puis devant le flot qui ne cessait point, on aménagea hâtivement deux autres camps : Ravin blanc et Montplaisant.

 



En mai 1939, une Commission internationale préparatoire à la conférence de Paris sur le problème espagnol pointa du doigt les conditions détestables dans lesquelles vivaient les réfugiés du camp du Ravin blanc à même le quai, dans un espace venteux coincé entre le rivage et les falaises abruptes de Gambetta. L’équipement était rudimentaire : des guitounes pour abri, de la paille en guise de matelas, une fontaine au milieu de la cour pour se laver, la dysenterie comme lot quotidien. Tout cela contribuait à connoter cet endroit de façon concentrationnaire, d’autant plus qu’il échappait aux regards. Les promeneurs aux alentours ne remarquaient rien. Ils ne se doutaient pas qu’en contrebas des falaises, régnait la tristesse humaine. «Le Ravin blanc m’était bien connu», raconte Constant Bouerat. «Avec des copains, nous y passions, en été, pour aller nous baigner à la Cueva del Agua ou aux Genêts. Nous n’y avions jamais décelé la présence d’un camp où auraient été enfermés des sympathisants et des miliciens républicains, ça aurait dû pourtant se voir, vu la superficie de la zone nécessaire. Le lieu était en outre sordidement connoté ; des bandes rivales de jeunes désœuvrés s’y donnaient rendez-vous pour régler leurs comptes à coups de poing. Le camp du Ravin blanc n’eut assurément qu’une brève durée.
L’ancienne prison civile, localisée rue du général Cerez, offrait un aspect tout aussi sinistre avec ses hautes murailles décrépites, son portail aux gonds grinçants et sa vaste cour centrale, insalubre et humide à souhait, percée d’un puits d’où l’on tirait de l’eau douce au contraire du reste de la ville abonnée à une eau saumâtre. Les reclus étaient principalement des femmes et des enfants. La mémoire des faits défaille ou varie selon les cas.
Une réfugiée prétend que les gens ne restaient que trois jours dans cette prison et qu’ils étaient ensuite répartis dans divers immeubles de la ville.
Un instituteur Miguell Martinez Lépez, qui y vécut en 1939 avec son frère et sa mère alors qu’il n’avait que neuf ans, a gardé pour sa part le souvenir d’un séjour qui dura six mois et qui se caractérisa par l’absence de contact avec la population locale. Son témoignage est accablant : «A l‘intérieur (de la prison) nous sommes pris en charge par des hommes en blanc qui nous accompagnent à la douche. Me voici plongé au milieu d’un océan de nudité féminine. Parmi tous ces corps, celui de ma mère, si proche, que je frôle et découvre avec trouble. Les blouses blanches poussent les femmes, une par une, sous un violent jet d’eau, pour la désinfection. J’enrage de ne pas être en mesure de me précipiter sur ces êtres hideux pour les battre, à coups de poing, à coups de pied, les réduire en miettes. Devant la rapide saturation de ce camp, les autorités administratives étudièrent la possibilité de créer dans la banlieue oranaise d’autres centres d’accueil. L’édifice de la rue Cérez sera rasé en 1955 pour faire place à une cité de 700 logements sociaux baptisée du nom de «Lescure».
Le troisième camp était situé à la périphérie est, sur l’avenue de Tunis, juste à l’entrée du quartier populaire de Gambetta. Il fut ouvert le 6 avril dans cinq vastes entrepôts occupés auparavant par les Etablissements Geyin.
Quelque sept cents personnes y furent logées. Certains  réfugiés eurent plus de chance que les autres. On les installa en dehors de la ville, dans un lieu qui d’ordinaire servait de colonie de vacances, au milieu des pins et des lauriers roses, avec vue sur la plage et la baie d’Oran.
Parallèlement à ces structures d’accueil mises en place tant bien que mal par l’autorité coloniale, la solidarité privée des Oranais se déploya à l’égard des réfugiés espagnols. On pouvait échapper à la promiscuité des camps si on possédait des répondants an sein de la société oranaise. Les exemples abondent, pêle-mêle, gestes inspirés par un souci de compassion. Fille d’un responsable de la défense de la Catalogne, Carmen Romero qui vécut dans la ville de mars à septembre 1939 a témoigné de l’extrême sollicitude oranaise qui se conciliait fort bien avec des convictions ultra-franquistes :
«Je dois reconnaître que notre étape dans cette ville fut accueillante et je me souviens de la majorité des Oranais avec gratitude et amour», se remémora-t-elle.
Ainsi trouva-t-on asile chez des parents vivant en Algérie depuis plusieurs années, tels les proches d’un exilé galicien qui parvinrent à se caser au domicile d’une tante, tel également cet ingénieur des chemins de fer secouru par une petite cousine, grand-mère du linguiste Amédée Moréno. Ailleurs, la famille d’un ancien député madrilène assassiné par les franquistes accueillit un combattant valencien qui avait été détenu au camp d’Argelès-sur-Mer. Même un opposant de la République espagnole, le commandant de Santocildès qui s’était exilé très tôt à Oran où il avait épousé la fille d’un entrepreneur fortuné, se dévoua pour recevoir des jeunes déshérités d’Espagne. L’institutrice Isabelle Vial, une adepte du camp naturiste de Cap Falcon, donna le gîte an général communiste Pedro Cartén. La veuve d’un milicien et ses deux enfants vécurent dans les dépendances d’une ferme à Kristel.
Deux réfugiés qui allaient faire partie de la bande d’amis d’Albert Camus furent hébergés par son entourage. La famille de sa femme Francine Faure prit en charge Manuel Vasquez dans les appartements qu’elle possédait aux 65 et 67 de la rue d’Arzew, au-dessus des arcades. Julio Davila habita chez sa future femme Christiane Galindo, une fille très sportive et très belle, l’un des premiers amours de Camus. La communauté juive se mobilisa également avant de subir en 1940-42 la même rigueur des politiques d’exclusion. «Dans mon quartier de la place d’Armes, on a accueilli a bras ouverts ces réfugiés parce qu’ils étaient malheureux», se rappelle Helyett Ben Amara, une cousine de Christiane Galindo. «Il y avait des artistes parmi eux. Je faisais donner des leçons de guitare à mes enfants par deux de ces réfugiés, lesquels habitaient un grenier en face de mon immeuble. Quand ils sont partis, ils m’ont fait cadeau de la guitare. «Ne vous dépouillez pas pour moi, leur ai-je dit. «On vous la donne pour vos enfants», m’ont-ils répondu. Je n’ai jamais plus entendu parler d‘eux».
La recherche d’un emploi et d’un gagne-pain absorbait les énergies. Aux femmes, on offrait souvent des activités dévalorisantes de nettoyage ou de ménage domestique. Pour survivre, des intellectuels et d’anciens officiers furent réduits à fabriquer des chaises, de l’huile ou du savon qu’ils allaient vendre en faisant du porte à porte. On a l’exemple d’un maître d’œuvre qui se mua en réparateur de radiateurs. Camus pensa dépanner Davila en projetant de s’associer avec lui dans l’exploitation d’une ferme. Les militants du Mouvement libertaire eurent aussi des réflexes de colon. Par l’intermédiaire de leur délégué général à Oran (un certain Palos), ils demandèrent en mai 1939 à leur Internationale basée à Londres l’envoi de fonds qui leur permettraient de louer des terres dont la mise en valeur garantirait à tous une vie moins précaire. Des réfugiés qui ne trouvèrent pas à s’employer gagnèrent le Maroc voisin où, disait-on, on avait besoin de bras pour la construction de la voie ferrée Tanger-Dakar.
Autre volet de la solidarité oranaise, des juristes prêtèrent bénévolement leur concours aux réfugiés qu’une justice tracassière poursuivait sur la base de lois d’exception frappant communistes et étrangers. Jacques Vérin, un ami magistrat de Camus, évita à nombre d’exclus les procédures contraignantes. Le bâtonnier Gaston Gandolphe, connu pour ses convictions humanistes et son opposition au régime de Vichy, prit aussi le parti des proscrits, une attitude que la communauté espagnole n’oublia pas de sitôt. Sa fille Maryse Saurel raconta en effet que, six ans après la mort de son père, le souvenir de celui-ci restait vivace dans le cœur des Espagnols d’Oran : «En 1953 nous avions emménagé à Saint Eugène, rue Edmond Rostand, dans une petite villa. L’épicier espagnol à qui je me présentais comme nouvelle cliente sur la place me dit. «Vous êtes la fille de l’avocat Gandolphe ? Votre père a été très bon pour les réfugiés républicains pendant les événements d’Espagne. Depuis, j’avais droit aux plus beaux fruits et légumes».
L’exil, ici ou ailleurs
Alors que la France républicaine, bientôt relayée par «l’Etat français», étendait la sphère des lois d’exception, Oran mérita plus que jamais son rang de plaque tournante de l’exil. «Casablanca» (1942), le film de Michaël Curtiz qu’immortalisèrent Humphrey Bogart (Rick) et Ingrid Bergman (Ilsa), en donna un aperçu à travers l’exode de certains personnages venant de Paris, via Marseille jusqu’à Oran avant de gagner le Maroc en voiture, par train ou à pied. Plusieurs figures de proue de l’Espagne «rouge» avaient transité par la ville au printemps 39, comme Santiago Carillo Solares dirigeant du Parti communiste espagnol (PCE), Dolorès lbarruri Gomes dite «la Pasionaria» (1895-1989), le poète Rafael Alberti (1902-1999) et sa femme écrivain Maria-Teresa León Goyri (1903-1988), le pittoresque Valentin Gonzalez alias «El Campesino» (1909-1985), le ministre Jesus Hernandez Tomas (1907-1971), le gouverneur civil Jesis Monzon Reparaz, tous en partance soit pour l’URSS, soit pour le Mexique on l’Argentine.
Le Service d’émigration des Républicains espagnols (SERE), mis en place par le gouvernement défunt de Juan Negrin Lopez en avril 1939, leur prêta l’assistance nécessaire. Son délégué oranais, Antonio Perez Torreblanca s’agita beaucoup pour faciliter les départs sous d’autres cieux, notamment vers les Amériques, si l’on en juge par la correspondance qu’il entretint jusqu’en mai 1940 avec son supérieur Gonzalo Diez de la Torre. Le SERE qui était noyauté par les communistes disposait de peu de fonds au contraire de l’organisme rival de la «Junta adminisirativa de refugiados espagnoles» (JARE) dominé par le socialiste Indalacio Priéto et qui finançait en particulier les exilés catalans.
D’autres organisations s’impliquaient dans «la ré-émigration». Il y eut par exemple le Mouvement espérantiste international qui accorda son appui matériel et relationnel pour un visa vers le Mexique à l’un de ses membres, le lieutenant-colonel Julio Mangada Rosenorm (1877-1946), gouverneur d’Albacete et passager du Stanbrook avec son fils unique Luis. Le tiers des réfugiés d’Oran étaient d’ailleurs candidats au départ vers un pays latino-américain.
L’escale oranaise pouvait toutefois s’éterniser. Bruno Alonso (1897-1977), commissaire général de la flotte républicaine, attendit plus d’un an l’autorisation d’émigrer au Mexique à la fois pour lui, sa femme et leurs cinq enfants. Encore eut-il beaucoup de chance de trouver en Luis Rodriguez, l’ambassadeur mexicain à Vichy, un interlocuteur très compatissant et dévolu. S’agissant de Leocadio Mendiola Nunez (1909-1998), un as de l’aviation républicaine, il resta près de quatre ans en «stand-by» à Oran avant de pouvoir s’exiler au Mexique. En revanche, la plupart des dirigeants communistes partirent pour l’URSS dès le mois d’août 39 à bord d’un navire soviétique. La Pasionaria ne resta cependant que quelques jours à Oran. Après l’atterrissage de son avion, l’agent bulgare du Komintern, Stoyan Minev Stepanov qui l’escortait, parvint à lui faire prendre un bateau pour la France d’où elle rejoignit Moscou en mai 1939. Le dirigeant anarchiste Cipriano Mera (1897-1975), principal inspirateur du coup d’Etat anti-Negrin en février 1939, eut moins de chance. Lui aussi avait gagné Oran par avion depuis Valence, mais il fut aussitôt envoyé en détention au Camp Morand où il reconstitua des réseaux de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) avant de s’évader vers Casablanca, en quête d’un transport pour l’Amérique qu’il n’aura jamais.
Noces d’exil à Oran
Des personnalités, qui à l’époque n’avaient pas la notoriété qu’on leur connaîtra plus tard, préférèrent l’exil oranais à une expatriation trop lointaine. Le communiste Marcelino Camacho Abad, futur leader du puissant syndicat des Commissions Ouvrières (CC 00), se terra à Oran après s’être échappé en 1944 d’un bagne à Tanger où il purgeait une peine de travaux forcés. Il ne pesait alors que 44 kilos et, sur une épaule, il portait la lettre P des condamnés (penados). Une adhérente de Jeunesses Socialistes Unifiées, Josefina Samper Rosas, l’aida à s’insérer dans une cité qu’elle sillonnait depuis son arrivée d’Almeria en 1932. Elle noua une idylle, mais ses parents andalous ne badinaient pas avec la morale. Si Camacho voulait vivre avec leur fille, il devait l’épouser en bonne et due forme devant Monsieur le maire. Point de concubinage Camacho se maria avec Josefina le 22 décembre 1948 après avoir attendu un an d’Espagne les papiers nécessaires à la noce. Il avait un emploi de fraiseur et elle un travail de couturière. Le couple se goinfrait de «potajes», soupes très nutritives à bon marché.
Ses deux enfants naquirent dans cet exil. En 1957, Camacho fut gracié et autorisé à revenir en Espagne où il trouva un emploi d’ouvrier métallurgiste jusqu’à une nouvelle incarcération en 1966.
La carrière du graveur-céramiste Orlando Pelayo (1920-1990) démarra vraiment à Oran où, sitôt libéré d’un camp d’internement avec ses parents, il se fondit tout entier dans les milieux artistiques et intellectuels. En 1942, il exposa ses premières œuvres à la Galerie-Librairie «Colline» tenue, au 3 boulevard Gallieni, par des intimes d’Albert Camus à qui le lia une solide amitié. L’art ne nourrissant pas encore son homme, Pelayo dispensa des cours d’espagnol à de jeunes Oranais. Il parvint à monter avant 1962 quatre autres expositions à «Colline». La revue culturelle «Nao» (La Nef) éditée à Oran en 1946 par des exilés républicains l’eut comme directeur littéraire. De retour en Espagne en 1967, il fut honoré par la France qui l’éleva en 1984 an grade de Chevalier des Arts et Lettres, cinq ans avant que sa région natale des Asturies ne lui décernât une distinction similaire.
L’itinéraire de l’amiral Miguel Buiza (1898-1963), chef de la flotte républicaine et partisan de la paix à tout prix au cours des derniers mois de la guerre civile, illustre l’une des voies que choisirent certains exilés républicains pour échapper à l’internement ou au rapatriement : contracter un engagement militaire avec le pays d’accueil. Réfugié à Bizerte avec la plupart de ses officiers et marins, Buiza s’enrôla en mai 1939 dans la Légion Etrangère, à Sidi Bel-Abbès, où on lui concéda le grade de capitaine. A l’annonce de l’armistice de juin 1940, il résilia son contrat pour aller vivre dans la région oranaise. Il reprit du service après le débarquement allié en Algérie. Membre des Corps francs d’Afrique, il fit la campagne de Tunisie, de Sicile et participa aux combats meurtriers de Monte Cassino. Démobilisé en 1945, Buiza retourna à Oran où il se consacra à des activités sans grand relief. Il mourut en juin 1963 à Marseille.

Carbonell : fermier, banquier et écrivain public
En 1934, Lorenzo Carbonell Santacruz (1883-1968), alors maire de la cité alicantine, avait eu la prémonition de son destin en écrivant que «lorsque nous avons lutté contre des pouvoirs despotiques et lorsque nous avons été persécutés, notre liberté nous l’avons trouvée à Oran ; lorsque la Nature triture nos insignifiantes ressources vitales, c’est à Oran que vont les Alicantins, assurés d’y trouver des frères, du travail et du pain». Il figurait avec ses deux fils Joaquin et José parmi les trente-deux passagers, presque tous dirigeants républicains, qui embarquèrent à Alicante dans la nuit du 29 au 30 mars 1939 sur le paquebot anglais «Maritime» en direction de Marseille. Les autorités françaises l’internèrent au camp civil d’Argelès-sur-Mer où régnaient la misère et les maladies, mais il n’y resta que vingt-quatre heures, car en sa qualité de Chevalier de la légion d’honneur, on décida de le traiter avec déférence et de le loger dans une chambre confortable de l’hôtel des Pins. Moins de trois semaines plus tard, il fut autorisé à partir pour Oran. L’abbé Lambert s’était en effet porté garant de son vieil ami Lorenzo qui jadis l’avait aidé à resserrer les relations entre leurs villes. Pierre Gouré, président du comité oranais des fêtes d’Alicante, offrait de son côté sa caution aux enfants Carbonell.
Lambert hébergea chez lui, un an durant, l’édile espagnol que la section politique du tribunal régional de Valence, en application d’une loi d’exception visant les responsables républicains, francs-maçons et communistes, avait condamné le 28 septembre 1940 à une peine d’inéligibilité permanente, à quinze ans de relégation en Afrique espagnole et à une amende de 100 000 pesetas. Pour subsister à Oran, Carbonell pensa ouvrir un commerce de semences, mais y renonça en raison de l’impossibilité d’obtenir de l’Espagne franquiste un permis d’exportation. Il se tourna alors vers «La Ferma», une propriété agricole de huit hectares de terres bien arrosées, située à vingt minutes du terminus du tarmway de Saint-Eugène, dans le secteur de Dar-Beïda. Il en prit la gérance en août 1940 avec deux de ses compatriotes. La maison du maître était assez spacieuse pour accueillir deux familles. Bien que le contrat stipulât un bail d’affermage de six ans, il fut rompu au bout de dix-neuf mois au grand désespoir de Carbonnel qui, en si peu de temps, avait réussi à tirer de l’élevage de lapins et de porcs le maximum de revenus : «J’ai obtenu une rente mensuelle de 1 250 francs pendant quatre ans et je possède au Crédit Lyonnais 75 000 francs», écrivait-il en mars 1942 à sa famille restée à Alicante.
Avec cette petite fortune, il put acheter un appartement meublé, assez bourgeois, au 5 rue Lourmel, en plein centre-ville, à proximité des quatre cinémas les plus en vogue, des rues les plus commerçantes, des cafés les plus bourgeois et surtout du Consulat franquiste où il était enregistré sous le matricule 16 984. Il utilisa son argent pour aider les réfugiés et leur faciliter le séjour en Oranie. Son logis se transforma en bureau de change, procurant aux nécessiteux des pesetas ou des francs français en contrepartie d’une commission symbolique. Ses fils qui s’en étaient retournés à Alicante faisaient office de courtiers et de correspondants : «Vous devez comprendre que lorsque je vous demande quelque chose, ce n’est pas pour moi, mais pour aider ceux qui en ont besoin», leur disait-il en mai 1944. Il se dépouillait au profit des autres, mais, comme il n’avait aucune prédilection pour le luxe et que toute sa vie il s’était accoutumé à la simplicité, il n’éprouva aucun souci d’argent, affirmant que jamais il ne lui manquerait «vingt douros».
Son appartement fut bientôt assimilé à un bout d’Espagne. Lui-même le surnomma «La succursale d’Espagne, tant étaient nombreux dans ses pièces et dans ses meubles les souvenirs et symboles qui rappelaient son pays, tant étaient nombreux aussi les gens qui venaient de solliciter pour une démarche : «Je possède chez moi l’intégralité de la documentation sur les Fogueras, toute celle publiée par le ministère du Tourisme, les cartes d’état-major de toutes les provinces et chefs-lieux d’Espagne, les plans des voies ferrées, des routes, des stations balnéaires, et nombreux sont ceux qui viennent pour que je leur trace des itinéraires ; d’autres pour que je leur fasse ou replisse des formulaires de visa destinés au consulat, lui aussi m’envoie ces personnes, je sers de témoin pour toutes les procurations et écritures publiques ; et je donne des recommandations pour les hôtels de là-bas. Tout cela m’occupe plusieurs heures et comme je ne touche aucun argent d’eux pour mon travail, la sympathie que je suscite augmente de la part des Français, des Algériens et des résidents espagnols. Ceux qui s’en vont et ceux qui arrivent de là-bas me rendent visite : les uns pour me remercier de mon accueil, les autres pour que je leur facilite le séjour ici», déclarait-il à un ami.
Titulaire dès décembre 1955 d’un passeport qui lu permit de faire de courts séjours à Alicante, il retrouva définitivement sa ville en mai 1960 après la levée de toutes les interdictions qui pesaient sur lui.
(A suivre)    
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